Compte-rendu de la conférence sur les statistiques le 31/5/2022

Jérémie Torterat, né à Vierzon, ancien élève de l’ENSAI de Rennes, statisticien, actuellement en poste en Polynésie, a profité de son passage en France pour venir parler des enjeux politiques et sociétaux des statistiques. La conférence a eu lieu au musée de Vierzon dans la nouvelle salle de conférences, très agréable. L’université populaire remercie le personnel du musée et en particulier la directrice, Mme Lachaud, pour son accueil

L’intervenant nous a proposé d’abord, par un détour historique, de montrer comment la naissance et le développement de la statistique à partir des XVe et XVIe siècles, dans les États allemands et très vite dans toute l’Europe, correspond à des enjeux politiques. Des collectes de données et des recensements ont bien sûr lieu depuis l’Antiquité, mais c’est cependant seulement à partir du XIVe siècle en Europe qu’on commence à penser l’ensemble du Monde comme étant potentiellement quantifiable et plus seulement qualifiable. Ceci ouvre la porte à l’émergence d’un nouveau mode de gouvernement des États par la quantification : la « Staatskunde » sera la matrice de cette science naissante qu’est la statistique, qui intégrera progressivement des éléments d’autres disciplines scientifiques, zoologie et botanique, probabilités et prévision… Tout cela va jouer un rôle dans la mise en place d’une nouvelle technologie de pouvoir visant non plus à discipliner et encadrer les sujets des États, mais à maximiser les processus biologiques d’une population, comme l’a montré le philosophe Michel Foucault, et ainsi gouverner des choses et des « vivants » d’une manière toute nouvelle.

La 2ème partie de la conférence a porté sur un aspect de l’activité du statisticien souvent éclipsé par la production de chiffres et de courbes. Le statisticien est un « metteur en cases » avant d’être un metteur en langage mathématique. La statistique est liée dès l’origine à un travail de classification des objets à gouverner, qui s’accompagne de la mise en lumière de certains aspects de ces objets – ce qui va compter, ce qu’on va conter – par rapport à d’autres qui resteront dans l’ombre. Cette « mise en cases » n’a en fait jamais rien d’évident ni d’objectif ; elle va de pair avec des objectifs sociopolitiques et/ou des présupposés idéologiques qui restent souvent ignorés. L’intervenant a illustré cette question avec l’exemple du classement des professions sur lequel il a longuement travaillé, en s’appuyant sur les catégories socioprofessionnelles de l’Insee, le Répertoire de métiers de Pôle Emploi, la Classification de l’Organisation Internationale du Travail.

Jérémie Torterat a évoqué les exemples des températures, des durées, ou des suicides mesurés par Durheim au 19ème siècle pour montrer comment la quantification n’a rien de naturel ni d’évident quand il s’agit de sensations, de ressentis subjectifs, ou d’actes personnels, individuels. Il a parlé aussi des différentes manières dont les sociétés ont affronté les maladies contagieuses effrayantes selon le type de pouvoir qui s’impose (pouvoir classique fondé sur les interdits et la menace de peine de mort ou bio-pouvoir moderne pensé par Foucault fondé sur les obligations voire les suggestions et la discipline) ;on est loin de l’image du lépreux singularisé par sa clochette et écarté du groupe, quand on commence à vacciner contre la variole et qu’on quantifie les risques et les bénéfices du vaccin pour une population donnée.

Enfin, certains des auditeurs ont pu découvrir dans la 2ème partie de l’exposé que les classements et rangements n’ont rien de naturel, qu’ils ne sont pas les mêmes d’un pays à l’autre. Ainsi la catégorie socio-professionnelle de cadre, notion typiquement française, ne correspond à rien pour les Anglais. Et si divers classements sont possibles pour un ensemble, leur valeur ne peut s’apprécier que par référence à un but. Bécassine avait décidé de ranger autrement la cuisine de sa maman, mettant ensemble ce qui a la même couleur. On peut penser que c’est absurde. Pour travailler en cuisine, sans doute. Mais certains magasins de prêt à porter ont désormais choisi ce rangement par couleurs, et non par types de vêtements parce qu’il permet d’augmenter les ventes. Aucun classement n’est neutre; compter et classer c’est juger et conter et c’est souvent pré-juger.

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